7
Une ruse
Il leva les yeux et s’adressa à Pan-at-lee.
— Pouvez-vous, en passant par les branches, traverser la gorge très rapidement ?
— Seule ? demanda-t-elle.
— Non, répondit Tarzan.
— Je pourrai vous suivre partout où vous me conduirez, dit-elle.
— Aller et retour ?
— Oui.
— Alors venez, et faites exactement ce que je vous dis.
Il rebroussa chemin, par les arbres, à toute allure, en se balançant comme un singe d’une branche à l’autre. Il suivait un parcours en zigzag, qu’il choisissait en tenant compte des obstacles capables d’entraver la marche au sol du monstre. Il le menait ainsi vers les endroits où le sous-bois était le plus dense, où les troncs d’arbres abattus obstruaient le passage. Mais en vain. Quand ils abordèrent l’autre côté de la gorge, le gryf était toujours là.
— Demi-tour !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils reprirent leur course voltigeante parmi les arbres, à l’étage supérieur de l’antique forêt de Kor-ul-gryf. Même résultat. Non, pas tout à fait : ce fut pire, car un autre gryf s’était joint au premier. Ils étaient maintenant deux à patienter au pied de l’arbre où leurs proies potentielles s’étaient arrêtées.
La falaise, qui dominait le paysage de toute sa hauteur, avec ses innombrables grottes, semblait narguer les fuyards et se moquer d’eux. Elle était si proche, et pourtant un espace infini semblait les en séparer. Le corps du Tor-o-don tué gisait au pied de la roche, là où il était tombé. Tarzan et Pan-at-lee pouvaient le voir parfaitement. Un des gryfs se dirigea vers lui et le renifla, mais n’entreprit pas de le dévorer. Tarzan lui avait jeté un rapide coup d’œil en passant, plus tôt dans la matinée. Il en avait conclu que cet être représentait soit un singe d’une espèce très évoluée, soit un homme très primitif : quelque chose comme l’homme de Java, peut-être. En tout cas, un type de pithécanthrope plus authentique que les Ho-don et les Waz-don. Éventuellement l’ancêtre des uns et des autres.
Tout en promenant distraitement les yeux sur la scène qui se déroulait à ses pieds, Tarzan réfléchissait à un plan qui permettrait à Pan-at-lee de s’échapper de Kor-ul-gryf. Il fut interrompu dans ses pensées par un cri étrange venant d’en dessous.
— Ouî oû ! Ouî oû !
Il y eut un autre cri, plus proche. Les gryfs levèrent la tête et regardèrent dans la direction de la voix. L’un d’eux émit un son grave et guttural. Cela ne ressemblait pas à son mugissement habituel et n’indiquait aucune colère. Aussitôt le Ouî oû ! lui répondit. Les gryfs renouvelèrent leurs grommellements ; à intervalles plus ou moins réguliers, le Ouî oû ! se répétait, de plus en plus perceptible. Tarzan examina Pan-at-lee.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, répondit-elle. Peut-être un étrange oiseau ou quelque autre horrible bête habitant cet affreux endroit.
— Ah ! s’exclama Tarzan, le voilà. Regardez !
Pan-at-lee poussa un cri de désespoir.
— Un Tor-o-don !
Ce personnage marchait debout, un bâton à la main. Il avançait à pas lents et lourds. Il se dirigeait droit sur les gryfs qui s’écartèrent, comme effrayés. Tarzan ne perdait rien de la scène. Le Tor-o-don était à présent tout près d’un des tricératops. Celui-ci tourna la tête et essaya de le mordre sournoisement. Le Tor-o-don se mit aussitôt à frapper l’énorme bête au visage, avec son bâton. À la stupéfaction de l’homme-singe, le gryf qui aurait pu anéantir ce Tor-o-don, minuscule pour lui, recula comme un chien battu.
— Ouî oû ! Ouî oû !, cria le Tor-o-don.
Le gryf revint lentement à ses côtés. Un coup sur la plus petite corne le fit s’arrêter. Puis le Tor-o-don le contourna, lui grimpa sur la queue et s’assit à califourchon sur sa vaste échine. Ouî oû !, cria-t-il en aiguillonnant la bête de la pointe de son bâton. Le gryf se mit en mouvement.
Tarzan était tellement captivé qu’il ne songeait pas à fuir. Il se disait que Pan-at-lee et lui venaient, en quelques instants, de remonter un temps infini pour voir se dérouler sous leurs yeux une page d’un passé révolu. Ce qu’ils observaient là, c’était le premier homme et son premier animal domestique.
Ainsi monté, le gryf s’arrêta et les considéra en meuglant. Ce fut suffisant, la créature avait averti son maître de leur présence. Aussitôt le Tor-o-don poussa la bête vers l’arbre où ils étaient perchés, en se mettant debout sur l’échine écailleuse. Tarzan vit sa face bestiale, ses grands crocs, ses muscles vigoureux. C’étaient des reins d’un être pareil que la race humaine était issue. Et elle n’aurait pu naître que de là, car, seul un être d’une telle force pouvait avoir survécu à tous les dangers encourus par l’homme, au long des âges.
Le Tor-o-don se frappait la poitrine et grognait méchamment, horriblement, sauvagement, bestialement. Tarzan se dressa de toute sa hauteur sur une branche ondulante, droit et beau comme un demi-dieu, exempt de tout vernis de civilisation – spécimen parfait de ce que serait l’humanité si nos lois n’avaient pas interféré avec celles de la nature.
Le Présent engagea une flèche sur son arc et le banda à fond. Le Passé, cherchant à faire valoir ses droits par le seul recours à la force brute, essaya d’agripper le premier nommé et de le faire tomber, mais la flèche se ficha profondément dans son cœur sauvage. Le Passé retourna au néant de la mémoire.
— Tarzan-jad-guru ! murmura Pan-at-lee, lui octroyant sans le savoir, en gage d’admiration, le même titre que celui dont les guerriers de sa tribu l’avaient honoré.
L’homme-singe se tourna vers elle.
— Pan-at-lee, dit-il, ces bêtes risquent de nous clouer ici indéfiniment. Je doute que nous puissions nous échapper ensemble, mais j’ai un plan. Vous resterez ici et vous cacherez dans le feuillage pendant que moi je retraverserai la gorge en me faisant bien voir et en tâchant d’attirer leur attention. À moins qu’ils ne soient plus intelligents que je ne le pense. Je suppose qu’ils me suivront. Alors, quand ils seront partis, vous regagnerez la falaise. Attendez-moi à la caverne un jour, pas plus. Si je ne suis pas revenu demain au lever du soleil, vous devrez retourner seule à Kor-ul-ja. Voici pour vous une petite provision de viande d’antilope.
Il trancha un cuissot et le lui tendit.
— Je ne puis pas vous quitter, dit-elle simplement. Ce n’est pas l’habitude de mon peuple d’abandonner un ami et un allié. Om-at ne me le pardonnerait jamais.
— Dites à Om-at que je vous l’ai ordonné, répondit Tarzan.
— Est-ce un ordre ? demanda-t-elle.
— C’en est un ! Au revoir, Pan-at-lee. Dépêchez-vous de retourner auprès d’Om-at. Vous serez une digne compagne pour le chef des Kor-ul-ja.
Il se mit en mouvement et sauta, sans précipitation, d’un arbre à l’autre.
— Au revoir, Tarzan-jad-guru ! lui cria-t-elle. Heureux Om-at, heureuse Pan-at-lee d’avoir un tel ami !
En poussant des cris et en faisant beaucoup de bruit, Tarzan poursuivit sa route. Les grands gryfs, attirés par sa voix, le suivirent. Sa ruse réussissait et il se sentit soulagé en conduisant les animaux mugissants de plus en plus loin de Pan-at-lee. Il espérait qu’elle en profiterait pour fuir mais, en même temps, il se demandait avec inquiétude si elle parviendrait à survivre aux dangers qui l’attendaient entre Kor-ul-gryf et Kor-ul-ja. Il y avait les lions, les Tor-o-don, la tribu hostile des Kor-ul-lul : tout cela pouvait contrarier son retour, bien que la distance d’une gorge à l’autre ne fût pas très grande.
Il la savait courageuse et s’était rendu compte des ressources qu’elle possédait en commun avec tous les peuples primitifs qui, jour après jour, doivent affronter la loi du plus fort, sans pouvoir compter sur les nombreuses protections artificielles dont la civilisation a entouré leur fragile postérité.
Au cours de sa traversée de la gorge, Tarzan essaya plusieurs fois de dépister ses poursuivants, mais sans succès. Malgré toutes ses ruses, il ne parvint pas à les semer. Chaque fois qu’il changeait de cap, les animaux l’imitaient. À la lisière sud-est de la forêt, il se mit à chercher un lieu où les arbres étendraient leurs branches jusqu’à quelque endroit négociable de la paroi de la falaise. Mais il eut beau descendre et remonter la gorge dans toute sa longueur, il ne repéra aucune issue de ce genre. Il commençait à considérer son cas comme désespéré et à comprendre pourquoi Kor-ul-gryf faisait, depuis la nuit des temps, l’objet d’un tabou religieux chez les peuples de Pal-ul-don. La nuit tombait. Il avait passé la journée à épuiser, l’une après l’autre, avec obstination, toutes les solutions possibles pour sortir de ce cul-de-sac, cependant il n’était pas plus près du salut qu’au moment où le premier gryf l’avait chargé en hurlant, tandis qu’il se penchait sur la carcasse de sa proie. Pourtant, la tombée de la nuit lui fit reprendre espoir car, tout comme tes grands félins, Tarzan était, pour une large part, un chasseur nocturne. Il est vrai qu’il ne pouvait voir de nuit aussi bien qu’eux, mais cette faiblesse était largement compensée par la finesse de son odorat et la sensibilité développée de ses autres organes de perception. De même que les aveugles suivent et interprètent les caractères de l’alphabet Braille grâce à la sensibilité de leurs doigts, de même Tarzan lisait dans le livre de la jungle, non seulement avec les yeux, mais aussi avec les pieds, les mains, les oreilles et le nez. Tout son corps contribuait à une traduction rapide et correcte du texte.
Cette fois, néanmoins, il réalisa qu’une difficulté inattendue se présentait à lui : il ne connaissait pas le gryf. À mesure que la nuit passait, il se demandait si cette créature dormait jamais, car où qu’il aille, ses poursuivants allaient aussi et, chaque fois, lui barraient le chemin de la liberté. À la fin, juste avant l’aube, il renonça à ses efforts et chercha le repos dans une branche fourchue, à l’étage médian de la futaie, hors d’atteinte des gryfs.
Cette fois encore, le soleil était haut dans le ciel quand Tarzan s’éveilla, frais et dispos. À présent averti de la réalité de sa situation, il ne fit aucun effort pour localiser ses poursuivants, de crainte de leur révéler ses propres mouvements. Il essaya plutôt de se glisser furtivement et silencieusement dans le feuillage, afin de disparaître sans laisser de trace. Mais sa première tentative fut saluée par un profond beuglement.
Parmi les nombreux enseignements de la civilisation que Tarzan avait omis d’acquérir, figure l’habitude de jurer. On peut sans doute le regretter car, en l’occurrence, cela lui aurait au moins procuré le soulagement d’exhaler ses émotions. Mais peut-être aussi peut-on considérer qu’il avait sa façon à lui de jurer, une façon physique plutôt que vocale : en effet, dès que le mugissement lui eut annoncé la fin de ses espoirs, il se retourna, aperçut la face hideuse du gryf au-dessous de lui, cueillit un grand fruit à une branche voisine et le lança méchamment sur le mufle cornu. Le projectile le frappa entre les deux yeux, avec un résultat qui surprit l’homme-singe : cela n’entraîna chez l’animal aucune manifestation de colère vengeresse, comme le pensait et l’espérait Tarzan. Au contraire, le monstre se débarrassa d’un sec coup de tête, du fruit écrasé, puis fît demi-tour et s’écarta de quelques pas.
Cela rappela aussitôt à Tarzan ce qui s’était passé la veille, quand le Tor-o-don avait frappé l’une de ces créatures à la face, avec son bâton. Aussitôt son cerveau rusé et hardi conçut un plan pour sortir du mauvais pas dans lequel il se trouvait, un plan qui toutefois aurait fait pâlir l’homme le plus héroïque.
Le goût du risque n’est pas très développé chez les habitants des mondes sauvages, la vie quotidienne présentant suffisamment d’aléas pour maintenir leurs centres nerveux dans un état permanent d’excitation. C’est l’homme civilisé qui, protégé dans une large mesure des dangers naturels de l’existence, a dû inventer des stimulants artificiels, comme les cartes, les dés ou la roulette. Néanmoins, quand la nécessité l’exige, il n’y a pas joueurs plus téméraires que les sauvages habitants de la jungle, de la forêt et des collines car, tandis que vous faites rouler de petits cubes d’ivoire sur un tapis vert, ils jouent, eux, avec la mort en misant leur propre vie.
C’était ainsi que Tarzan allait jouer, en exploitant ses facultés de déduction contre la férocité bestiale de ses adversaires. Il comptait mettre à profit l’expérience qu’il venait d’acquérir de leur comportement, ainsi que ce que Pan-at-lee lui avait transmis d’une connaissance remontant au folklore et aux légendes d’innombrables générations.
Il se préparait en fait à la partie la plus décisive dans laquelle un homme puisse s’engager dans le grand jeu de la vie. Il souriait cependant, ne montrant aucun signe de hâte, d’excitation ou de nervosité.
Il commença par choisir une longue branche droite, d’environ deux pouces de diamètre à son point d’attache. Il la coupa et la débarrassa de ses rameaux et branches secondaires, afin de façonner un bâton d’environ dix pieds de long. Il en tailla l’extrémité en pointe. Puis, satisfait de son travail, il regarda les tricératops.
— Ouî oû !
Les animaux levèrent la tête et l’observèrent. L’un d’eux fit entendre un faible grognement.
— Ouî oû ! répéta Tarzan.
Et il leur lança ce qui restait de la carcasse de l’antilope. Les gryfs se jetèrent dessus en mugissant. L’un d’eux tenta de s’en emparer pour lui seul, mais son compère finit par réussir à y planter les dents. La dépouille se déchira en deux et fut avidement dévorée. Après quoi les animaux reportèrent leurs regards sur l’homme-singe qu’ils virent descendre de son arbre.
Le premier se dirigea vers lui. Tarzan répéta le cri étrange des Tor-o-don. Le gryf s’arrêta, apparemment surpris, tandis que Tarzan atterrissait légèrement et s’avançait le bâton levé, l’appel du préhominien sur les lèvres. L’animal y répondrait-il par le sourd borborygme de la bête de somme ou par l’horrible beuglement du carnivore ? Le sort de l’homme-singe dépendait de la réponse à cette question.
Pan-at-lee avait écouté intensément le bruit que faisaient les gryfs en s’éloignant, habilement attirés par Tarzan. Quand elle fut sûre qu’ils se trouvaient assez loin pour qu’elle pût tenter sa retraite sans risques, elle descendit prestement des branches et se mit à courir comme un daim effrayé, à travers l’espace ouvert s’étendant jusqu’au pied de la falaise. Elle enjamba le corps du Tor-o-don qui l’avait attaquée la nuit précédente, puis escalada très vite les antiques échelons de pierre menant au village abandonné. À l’entrée d’une caverne proche de celle qu’elle avait occupée, elle alluma un feu et fit cuire le gibier que Tarzan lui avait remis. Un des ruisselets courant le long de la paroi lui procura de l’eau pour étancher sa soif.
Elle attendit toute la journée, en écoutant le mugissement, parfois lointain, parfois tout proche, des gryfs poursuivant l’étranger qui lui avait si miraculeusement sauvé la vie. Elle éprouvait pour Tarzan, seigneur des singes, ce même attachement fanatique que tant d’autres avaient déjà manifesté à son égard. Bêtes et hommes, une foule d’êtres s’étaient liés à lui par des liens plus forts que l’acier : les plus sereins et les plus courageux, mais aussi les plus faibles et les plus désespérés. Seuls manquaient, pour admirer Tarzan, les lâches, les ingrats et les malfaiteurs : à ceux-ci, hommes ou bêtes, il n’inspirait que crainte et haine.
Il représentait, pour Pan-at-lee, tout ce qu’il y avait au monde de brave, de noble et d’héroïque. De plus, il était l’ami d’Om-rat : l’ami de l’homme qu’elle aimait. Pour toutes ces raisons, Pan-at-lee se serait fait tuer pour Tarzan, car telle est la loyauté des simples enfants de la nature. Il appartenait à la civilisation de nous apprendre à peser les avantages respectifs de la fidélité et de la trahison. Alors que la droiture des primitifs est spontanée, non raisonnée, non égoïste. Telle était la loyauté de Pan-at-lee envers le Tarmangani.
C’est pourquoi elle attendit tout le jour et toute la nuit, dans l’espoir qu’il reviendrait et qu’elle retournerait avec lui auprès d’Om-at, puisque l’expérience lui avait appris que, face au danger, deux personnes ont de meilleures chances qu’une seule. Mais Tarzan-jad-guru ne revint pas et, le lendemain matin, Pan-at-lee reprit le chemin de Kor-ul-ja.
Elle connaissait les périls du voyage, mais elle se préparait à les affronter avec l’indifférence propre à sa race. Quand ils se présenteraient à elle et la menaceraient, le moment serait venu d’éprouver de la peur, de l’émotion ou de la confiance. D’ici là, inutile de dépenser de l’énergie à se les représenter. Elle traversait donc son sauvage pays sans montrer plus d’inquiétude que vous-même quand vous vous rendez à la pâtisserie du coin pour acheter une glace aux fruits. Mais cela, c’est votre vie, une vie bien différente de celle de Pan-at-lee. Peut-être, au moment où vous lisez ces lignes, est-elle assise au bord de sa terrasse, à l’entrée de la caverne d’Om-at, à écouter le ja et le jato rugir dans la gorge et sur la crête, sous la menace des Kor-ul-lul au sud et des Ho-don habitant la vallée de Jad-ben-Otho, au-delà. Car Pan-at-lee vit encore et elle lisse sa fourrure de jais soyeux, au clair de la lune tropicale de Pal-ul-don.
Ce jour-là cependant, elle ne devait pas atteindre Kor-ul-ja, ni le lendemain, ni les jours qui suivirent, car le danger qui la menaçait n’était ni l’ennemi Waz-don, ni les bêtes sauvages.
Elle arriva sans encombre à Kor-ul-lul et en descendit la falaise sud sans apercevoir la moindre trace de ses ennemis héréditaires. Elle en ressentit un regain de confiance, se croyant pratiquement assurée du succès. Elle se revoyait déjà parmi ceux de sa tribu, aux côtés de son amant qu’elle n’avait plus vu depuis tant de lunes.
Elle avait presque achevé la traversée de la gorge et avançait avec d’extrêmes précautions, sa confiance ne lui ayant rien enlevé de cette circonspection, qui est un trait inné chez les primitifs, une attitude qu’ils ne peuvent laisser un instant de côté s’ils veulent survivre. Elle arriva ainsi à la piste parcourant les sinuosités de la gorge de Kor-ul-lul, du haut de la montagne jusqu’à la vallée large et fertile de Jad-ben-Otho.
Mais, au moment où elle mit le pied sur la piste, une vingtaine de guerriers Ho-don, grands et forts, l’entourèrent de toutes parts, surgis si brusquement des buissons qu’ils semblaient s’être matérialisés dans l’air léger. Pareille à une biche effarouchée, Pan-at-lee n’eut qu’un regard pour eux, avant de bondir dans les broussailles pour fuir. Mais les guerriers la serraient de trop près. Il y en avait de tous côtés. Comme ils l’abordaient, elle tira son couteau et fit front, métamorphosée, par la haine et la peur, de biche craintive en panthère furieuse. Comme ils ne voulaient pas la tuer, seulement la maîtriser et la capturer, plus d’un guerrier Ho-don fut touché par la lame aiguisée avant que la force du nombre ne l’emportât. Après qu’on l’eut désarmée, elle continua à se débattre, à mordre et à griffer, si bien qu’il fallut lui lier les mains et la bâillonner avec un morceau de bois passé entre les dents et fixé par des liens lui entourant la tête.
Au début, elle refusa d’avancer, comme on le lui ordonnait, en direction de la vallée. Mais, après que deux guerriers l’eurent saisie par les cheveux et traînée sur plusieurs yards, elle jugea préférable de revenir sur son refus et de les suivre, tout en restant sur ses gardes autant que le lui permettaient ses liens et son bâillon.
Au débouché de Kor-ul-lul, ils se joignirent à une autre troupe de guerriers, qui emmenaient plusieurs prisonniers Waz-don de la tribu de Kor-ul-lul. Il s’agissait d’une expédition venue d’une ville Ho-don pour se procurer des esclaves. Pan-at-lee l’avait déjà compris, car le cas n’était pas rare. Jusque-là, la tribu à laquelle elle appartenait avait été relativement épargnée, car suffisamment puissante pour s’opposer avec succès à la plupart des raids de ce genre. Cependant des amis et des parents de Pan-at-lee avaient été emmenés en esclavage par les Ho-don. Mais elle savait, et cela lui laissait de l’espoir – comme à tout prisonnier – que certains avaient pu s’évader des villes habitées par les Blancs sans poils.
L’ensemble de la compagnie se mit en route pour la vallée et, en écoutant les conversations de ses ravisseurs, Pan-at-lee apprit qu’on se dirigeait vers A-lur, la Ville-Lumière. Pendant ce temps, dans la caverne de ses ancêtres, Om-at, chef des Kor-ul-ja, déplorait la perte de son ami et de celle qui aurait dû devenir sa compagne.